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Christian Prigent | La Vie moderne

janvier 31, 2013


CUT UP - Je suis toujours parti des documents (écrits ou images).
Image, G.AdC

UNE REPRÉSENTATION DE LA SOCIÉTÉ

La Vie moderne, ce sont dix séquences titrées — la société, la politique, la santé, l’amour, le sport, les sciences, la gastronomie, nature et climat, la mode, la culture —, chacune contenant des poèmes (cinq pour la politique, dix-sept pour la culture) de trois quatrains de onze syllabes. Le livre s’ouvre sur un extrait de la quatrième satire de Juvénal (celle qui rapporte l’anecdote du turbot monstrueux offert à César), qui annonce fermement la véracité de ce qui suivra, annonce reprise dans le poème donné en avant dire : « Calliope, assis ! vazy ! hop ! pas de bel / Canto sur la lyre : ici c’est du réel ». Après la dernière séquence, un « Portrait de fin » est précédé d’une citation de Blaise Cendrars : « Et le soleil t’apporte le beau corps d’aujourd’hui / Dans les coupures de journaux / Ces langes », qui suggèrent ce qu’est le matériau de La Vie moderne, ce que confirme la quatrième de couverture : les thèmes retenus, et le vocabulaire pour une bonne partie, sont empruntés aux rubriques des journaux, « chacune recomposée en vers satiriques […] pour dire, bouffonnement, une stupéfaction un peu effrayée. »

Comment utiliser ce matériau ? Christian Prigent s’est expliqué autrefois sur sa pratique du « cut up » 1 et il y revient dans L’archive e(s)t l’œuvre e(s)t l’archive ; pour ne pas tout citer de cet essai 2, je retiens la description des étapes de la construction d’un livre :

Je suis toujours parti des documents (écrits ou images). Ensuite : extraction des documents de leur contexte [ici, journaux] ; insertion dans un autre contexte (le texte en cours) ; articulation à une composition d’ensemble ; et, la plupart du temps, transformation par diverses manipulations rhétoriques, descriptions décalées, commentaires méta-techniques, déplacements homophoniques, etc.

C’est ce qui est mis en œuvre dans La Vie moderne, qui présente un tableau sombre de la société d’aujourd’hui, attachée à des riens, auto-destructrice, ouverte à la sottise, satisfaite d’elle-même ; entendons ce qui est écrit : la société n’est pas que cela, mais l’infantilisme s’étale et c’est ce que Christian Prigent saisit : au lecteur de réfléchir sur des causes. Son propos n’est pas d’un sociologue et il utilise d’autres techniques, comme je l’ai rappelé en le citant. Ses matériaux, ce sont les articles de journaux dont il extrait en particulier le vocabulaire : il est impossible de lire la presse sans y trouver quantité de mots anglais ; rien de nouveau depuis le Parlez-vous franglais d’Étiemble publié en 1964, si ce n’est que tous les domaines sont touchés et, surtout, que la distinction exige l’emploi de l’anglais pour parler d’actes communs de la vie quotidienne et de ce qui concerne le corps et ses gestes. Il y a, souvent, drôlerie par l’accumulation — ainsi, titré (pour vos étrennes) : « For Booz : amazing increase in thickness / of his penis (pin) up to 30 with our / Miracle pills [etc] » —, mais en même temps mise en scène avec une portée politique de ce qu’est un mode de vie ; cet aspect est d’autant plus net que l’emprunt à l’anglais renvoie aussi à des pratiques qui se répandent depuis peu, par exemple celle qui fait l’objet d’un poème titré (bedazzle your vagina) — pratique décrite sur internet.

Les seuls relevés du vocabulaire (qu’il ne s’agit pas de multiplier, comme l’avait fait Étiemble pour « défendre » le français) ne suffiraient pas pour faire entendre la bouffonnerie des discours dominants dans la presse. L’essentiel est à mes yeux dans le travail du vers : on y reconnaît vite une « virtuosité pince-sans-rire » 3, analogue à celle des Grands Rhétoriqueurs. Les vers sont des hendécasyllabes, mais cela n’empêche pas que deux, dans un poème, soient des décasyllabes et, clin d’œil, quand un vers d’un quatrain est un alexandrin, un autre, qui rime ou non avec lui, n’a que dix syllabes : le compte est bon. Relevons encore que les possibilités d’alternance de rimes dans les trois quatrains de chaque poème sont systématiquement explorées ; par exemple, aabb-abba-abab (page 55), aabb-abab-aabb (page 56), aaaa-abba-abba (page 57), abab-abba-abab (page 58), etc. À partir de ce cadre strict, appartenant à la poésie classique (que Prigent n’a jamais rejetée) — même les majuscules en début de vers, signe du poétique, sont respectées —, le vers est réinventé.

Compter les syllabes, pratique rigoureuse, n’exclut pas les jeux possibles (comme on parle du jeu de deux pièces) : « etc. » vaut pour une syllabe, le signe « = » pour deux, « ADN » pour une, mais « Pvc » pour trois et « 50% » pour cinq — et « Li/1 » se lit bien « lien » et « Q » « cul ». Si cela est nécessaire, une diérèse, indiquée par un tiret au lecteur, est introduite dans un mot pour gagner une syllabe (« la pertubati—on  ») ou une des anciennes licences permet de ne pas dépasser le nombre de 11 (« Ô pro de l’excellence excite encor moi »), de même que l’élision (« en-dsous »). Se lisent des rimes riches « vidéoscope a / télescopa »), d’autres cocasses (« aux zones / ozone »), des quatrains monorimes (« va / déplora / à pas sa / desiderata ») et des rimes avec inversion phonétique (« or » rimant avec « pro »). Dans beaucoup de quatrains, le mot à la rime enjambe sur le vers suivant, ce qui ne nuit pas à l’autonomie du vers, même si certaines coupes rendent — ce qui est évidemment volontaire — la prononciation ardue :

ou / Trageusement épurée quasi même u
         Niverselle. Et si mère allaiteuse ou né
         E génétiquement […]

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